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Chroniques
Sándor Veress
musique de chambre
Notre pays reste prudent vis-à-vis de la musique de Sándor Veress qu'il ne diffuse que très rarement. Ce musicien hongrois, né en 1907 à Kolozsvár en Transylvanie, étudia le piano auprès de Béla Bartók et la composition avec Kodály. Sur les pas de ses maîtres, il investiguera la musique populaire qu'il confrontera à l'héritage de la musique savante occidentale, et deviendra ethnomusicologue à Budapest, menant des recherches dans les équipes de Bartók et Laszlo Lajtha. Sa démarche visait une nouvelle musique hongroise située à la pointe de son époque tout en gardant ses racines dans la richesse musicale paysanne. Il s'adonna au départ à l'écriture pour formations de chambre, avec de nombreuses pièces pour violon, violon et piano, trio à vents, quatuor à cordes, comme en témoigne cet enregistrement. Il développera dans ces pages l'héritage ethnique et un néoclassicisme proche de celui d’Hindemith. Les points culminants de cette première période de Veress seront son Quatuor à cordes n°2 et le ballet A Csodafurulya, en 1937. Si son premier essai pour quatuor fut créé à Prague, le second connut sa première audition à Paris, pendant l'Exposition Universelle.
Sans doute sa musique déconcerta-t-elle, car pour néoclassique qu'on put la définir par certains côtés, elle se situait aux antipodes d'une légèreté très prisée à Berlin et à Paris qui fêtaient alors Auric, Poulenc, Weill, Korngold, Honegger et Kalman, par exemple, et Veress la concevait comme sérieuse et grave. Elle ne jouait pas non plus avec les formes anciennes en les démontant comme le faisait Stravinsky, l'auteur respectant trop les anciens pour utiliser un tel procédé. Elle ne rejetait pas pour autant les découvertes de Schönberg, sachant ouvrir grand oreilles et yeux dans le paysage musical de son temps, si bien qu'on pourrait dire qu'elle ne ressemblait à rien pour ses contemporains. Dans les années quarante Veress souffrit de la montée d'un pouvoir réactionnaire et nationaliste en Hongrie, puis de la guerre. Il hésitera avant de quitter Budapest. Il en aura plusieurs fois l'opportunité : il travailla à plusieurs reprises avec l'Italie (mais elle-même fasciste alors...) et sa femme était anglaise. Du reste, il avait signé un contrat d'exclusivité avec Boosey and Hawkes à Londres. Pourtant, il résista sur place, conscient de l'importance d'être quotidiennement en contact avec le terrain fertile de sa Hongrie natale, même dans des conditions difficiles. Il s'y voit en 1943 confier la succession de Kodály dans la classe de composition, et fécondera de son enseignement et de ses préoccupations esthétiques de nombreux jeunes musiciens hongrois qui formeront ce qu'il est convenu d'appeler l'École de Budapest, dont les plus tard fameux György Ligeti et György Kurtág. La situation politique de son pays devient plus terrible encore après la guerre que pendant les affrontements. Veress prend le train de nuit pour Prague le 6 février 1949, et de là s'envole pour Stockholm où son nouveau ballet Terszili Katicza sera créé quelques jours après. Il vivra ensuite à Rome neuf mois extrêmement pénibles, avant d'être invité à Berne pour y enseigner la composition.
On sait la passion des musiciens hongrois pour la pédagogie, à travers les expériences de Liszt, Bartók, Dohnányi, Kodály, Kurtág, Kocsis : Veress n'y déroge pas, et consacrera une grande part de son temps à l'enseignement, avec dévouement et engagement, et tous ceux qui eurent la chance de suivre ses cours et ses conseils, dont Heinz Holliger et Jürg Wittenbach, le reconnurent comme un grand maître. Il lui faudra cependant attendre presque vingt-cinq ans pour être officiellement reconnu par l'Association des Compositeurs Suisses. Une première publication présentant et commentant son œuvre verra le jour en 1982 : il a soixante-quinze ans ! À partir des années cinquante, son écriture évolua beaucoup, sans prendre malgré tout des virages radicaux. On entendra toujours dans sa musique non pas le passé transylvain mais son héritage, avec conscience et invention. Roland Moser, qui fut son élève en Suisse, a dit de lui :
« ... La musique est pour Veress une unité qui englobe la musique populaire et la musique savante de tous les temps et de tous les pays. Le musicien assume une responsabilité face à cette totalité. C'est ainsi qu'il devra se sentir personnellement concerné par toute forme de dédain de la musique. Son plus grand problème est d'exercer le moins d'influence possible tout en conservant une conscience élevée de ses responsabilités. C'est pour cette raison que l'enseignement, et la fonction pédagogique en général, revêtent pour Veress une grande importance. Lors de ses leçons, j'avais la sensation profonde de participer à un tout dont seulement des parties étaient à la fois visibles et modifiables. La responsabilité par rapport à cette totalité n'implique pas pour autant qu'il faille s'occuper de tout ; ce qui compte, c'est l'intensité, le don et l'endurance avec lesquels on poursuivra un chemin intimement reconnu comme juste... »
Sándor Veress décèdera à Berne en 1992. Juste retour aux sources, Sándor Végh, ami des premiers temps, redécouvrait sa musique qu'il jouait et dirigeait dans les dernières années avec un vrai enthousiasme, et l'Orchestre Symphonique de Hongrie du Nord programma quelques-unes de ses œuvres qu'il grava sur disque. Reste que la France persiste à l'ignorer...
Aujourd'hui, nous vous présentons un fort beau disque du label Hungaroton entièrement consacré aux Années hongroises. On est frappé à l'écoute par le troublant équilibre entre l'emprunt à la tradition populaire, l'application scrupuleuse de l'enseignement de Bartók, et l'affirmation discrète d'un style personnel. Toutes les œuvres au programme de ce disque sont enregistrées pour la première fois. Par ordre chronologique :
La Sonatine pour violon et piano, écrite en 1932, pourrait être le prélude à certaines compositions plus tardives, comme le Concerto pour violon ou la Passacaille pour cordes. Elle rend un hommage respectueux à l'enseignement suivi dans la classe de Bartók, tout en articulant trois mouvements courts de manière classique. Trois ans plus tard, le compositeur, fidèle à la succession baroque des mouvements de sonate, écrit une Sonate pour violon solo dans laquelle il explore un peu plus personnellement ses préoccupations esthétiques de jeune homme (il a trente-sept ans). Donc, trois mouvements, avec le plus lent (unAdagio constitué d'une triste chanson désolée, comme nue et livrée) au centre, comme il se doit, à l'ancienne mode, introduit par un Allegro et amenant un Allegro molto pour finir. En mai 1939, il termine un premier mouvement de sa Seconde sonate pour violon et piano marqué par l'enthousiasme procuré par les contacts avec Londres, et peut-être la perspective, qu'il rejettera lui-même très vite, pour les raisons évoquées plus haut, d'un exil volontaire en Albion. C'est plutôt vers Debussy que regarde cette page, tout à fait opposée au second mouvement écrit plus tard, durant les années de guerre, plus violent. La Sonate elle-même reste bien ancrée dans la tradition hongroise, avec ses deux mouvements (une forme rhapsodique très fréquente) que l'on retrouve chez Bartók, Kodály, et même dans certaines pièces très anciennes de Ligeti. Des Vingt morceaux pour piano, Sándor Végh écrivit la transcription de deux d'entre eux pour violon et piano, Nógrádi verbunkos hegedűre és zongorára, contribuant à son tour à la promotion de la nouvelle musique hongroise. Connaissant rapidement un grand succès, elle sera retravaillée par le compositeur plus tard sous une forme orchestrale. On est surpris à l'écoute de saisir des ornements entendus dans la Tzigane de Ravel ; comme quoi, le compositeur français avait bien étudié ses sources avant de s'adonner à ce talentueux pastiche. Enfin, en été 1937, lors de ses recherches sur la musique traditionnelle, Veress a entendu, grâce à un enregistrement, une mélodie pour violon, provenant de la région de Borsod. Il l'adapta en 1941 pour violon et piano, écrivant Csárdás cukaszőke pour violon et piano, avant d'en créer une version pour orchestre, en réponse à l'engouement du public.
Le violoniste Gábor Takács-Nagy, qui fut Premier violon du Quatuor Takacs de 1957 à 1992, joue ces pièces avec Dénes Várjon au piano, proposant une interprétation très nuancée, parfois déchirante.
À la fin de la guerre, Sándor Veress s'intéressa à la poésie d'Attila József. L'écrivain, épuisé par des conditions de vie extrêmement difficiles, et tourmenté par l'avenir de son pays qu'il ne parvenait plus à espérer meilleur, s'était jeté sous un train en 1937, après plusieurs autres tentatives de suicide régulières depuis l'âge de quinze ans. Sans doute le destin autant que l'écriture très concise du poète émut elle Veress, après ces années difficiles. C'était aussi rendre hommage à un artiste qui, à dix-sept ans, se voyait inculpé de blasphème par l'État pour la publication du recueil Le mendiant de la beauté. De plus, les textes de József affirment avec une violence inégalée l'injustice d'un monde de profit où l'ouvrier n'a qu'à suer, obéir, et mourir de faim dans la crasse. Sans concession, volontairement rude, la poésie de József, aigue comme le portrait que fit de lui Ferenc Erdélyi quelques jours avant sa mort, inspire à Veress, alors qu'il a trouvé refuge dans un couvent franciscain, un cycle contrasté, dont les parties rapides et ornées à la voix annoncent Kurtág.
La mezzo-soprano Márta Lukin interprète ces cinq mélodies avec engagement, sans chercher à faire joli sur des textes tendus qui se refusent intentionnellement à l'être. On ne pourra qu'être saisi à cette écoute.
BB